2024 Sélection #01: SPRINTS, Bill RYDER JONES, Ryan ADAMS, the SMILE, WARM EXIT + CAN
Première sélection de 5 albums de 2024, classés par ordre de préférence.
SPRINTS - Letter to Self
Le succès d’Idles a profondément bouleversé un paysage rock assez moribond ces dernières années, engendrant une myriade de rejetons plus ou moins inspirés, l’un des plus doué et émancipé - Fontaines DC - ayant déplacé le curser de Bristol à Dublin. Ainsi en voyant débarquer Sprints en début d’année s’attendait-on à un énième clone mais le jeune quatuor n’a pas grand-chose à voir avec ses compatriotes menés par Grian Chatten, mis à part d’avoir d’emblée placé un tube aussi entrainant qu’irrésistible sur leur premier album (« Literary Mind » vs « Too Real »). Car loin des désormais poètes maudits, le groupe menée par Karla Chubb fait avant tout preuve de rage primaire, et si l’on trouve trace de post punk (voire même de hard rock sur certaines guitares rythmiques) sur Letter to Self, c’est bien au grunge qu’on pense le plus souvent, avec cette désormais classique mais toujours jouissive alternance de couplets tristounes et de refrains explosifs. Adeptes de la mise en tension, d’ailleurs extrêmement oppressante en début d’album (1), Sprints s’en décharge avec vigueur comme pour mieux exprimer la libération d’un joug trop longtemps contenu, les textes évoquant la nécessité comme la difficulté de s’affranchir d’un carcan social universel (2), quoique bien plus pesant pour les femmes. Ainsi Karla Chubb est surtout l’une des réincarnations les plus réussies de Courtney Love, et des titres comme « Adore Adore Adore » ou plus encore « Letter to Self » ne peuvent que faire penser au meilleur de Hole. Autant dire que pour moi cet album est une véritable tuerie qui écrase d’emblée la concurrence sur ce terrain en 2024, plaçant outre « Literary Mind » un deuxième titre dans ma liste des favoris de l’année, un « Shadow of the Doubt » alternatif dotés de guitares fabuleuses, comme au vieux temps où le monde voulait que je sois un autre et que la musique était ma seule échappatoire.
(1) Pour l’allergique que je suis à cette astuce de composition, l’octuple modulation aux deux tiers de « Heavy » est un véritable cauchemar
(2) Splendide conclusion à cette Lettre à Moi-Même, la dernière diatribe se terminant par le rageur « maybe my life don’t look like yours maybe i don’t wanna look like you » ne pouvait que résonner fortement chez moi
à écouter: SPRINTS - Shadow of the Doubt
Bill RYDER JONES - lechyd Da
En 2018, Bill Ryder Jones sortait avec Yawn un des disques les plus émouvants de sa décennie. Son successeur s’est fait attendre, mais il est à la hauteur de mes espérances. Toujours basé sur des chansons au tempo plutôt lent, mais jamais mollassonnes, et la voix mélancolique et légèrement rauque du songwritter, lechyd Da commence tranquillement avec un titre pop à la Velvet Underground avant de s’intensifier au fil des pistes, piano et guitare folk laissant une place progressive à des arrangements lyriques flirtant avec le sirupeux sans jamais s’y vautrer. Les montées de cuivres, qu’on trouve par exemple sur « I Hold Something in my Hand », rappelleront non sans émotion aux fans les chefs d’œuvres passés de Eels, tandis que « this can’t go on » parait être le titre que Mercury Rev n’arrive plus à écrire depuis 20 ans. Encore un cran au-dessus dans l’orchestration, avec chorale et rythmique percutante, « Nothing to be done », atterrissant direct dans la playlist des meilleurs titres de l’année, convoque la folie contagieuse de Spiritualized. Par la suite les envolées se calment un peu, Bill Ryder Jones se concentrant sur des ballades dont le point d’orgue, « Thankfully for Anthony », aussi lent que poignant, clôture en beauté le disque. Avec de tels albums, notre songwritter anglais n’a pas besoin d’être plus productif, tant l’on sent que lechyd Da, tel son prédecesseur, pourra squatter la platine sans lasser pendant de nombreuses années.
à écouter: Bill RYDER JONES - Nothing to be done
Ryan ADAMS - 1985
Ce bougre de Ryan Adams nous en a encore fait une bien bonne en sortant 4 albums inédits le 1er janvier. Difficile de tout absorber aussi vite (1) mais j’avais envie de parler de 1985 qui m’a assez enthousiasmé. Ryan s’est mis au punk, et c’est vachement réussi : 29 titres, 1 mn chacun en moyenne, ca dépote et c’est tout sauf ridicule, notamment au niveau de la maitrise technique (je ne sais pas si c’est lui qui joue basse et batterie mais ça assure…). Démarrant par un titre de 30 s pour nous mettre direct dans l’ambiance, notre ultra prolifique Carolinien amène un son plus 80’s dès « Waste of Time », doté d’un petit riff Van Halen, comme pour brouiller les pistes. En réalité le concept semble d’encadrer des salves de morceaux pur punk aux titres aussi parlants et jouissifs que « No Flags », « Rat Face », « You are the Enemy », « What the Fuck » ou le terrible « Punch ‘em in the Nuts » par quelques passages aux reflets différents, rock indé 80’s en milieu d’album (« Lucy », « How to Belong ») voire petite ballade acoustique incongrue par la suite (« Down the Drain »). Ryan craque un peu sur la fin, avec des expérimentations désordonnées et deux titres finaux qui, sans être mauvais, reviennent dans le giron classique du songwritter. Cela fait sans doute partie de ce concept album (sur l’année 1985 donc), et n’empêche pas 1985 d’être un disque très réussi dans un genre inattendu que j’ai toujours beaucoup apprécié.
(1) En premières écoutes il me semble que Heatwave et Star Sign sont dans le haut du panier de sa production récente, peut être les meilleurs de sa rafale des 20’s, tandis que Sword & Stone est passable.
à écouter: Ryan ADAMS - I don’t want to know
The SMILE - Wall of Eyes
2eme album en 2 ans pour the Smile qui semble être devenu, malheureusement, le projet principal de Thom Yorke et Johnny Greenwood au dépend de Radiohead. Malheureusement car ce Wall of Eyes n’emballe guère plus que son prédécesseur, à une exception près. Allons droit au but, « Bending Heretic » est un splendide titre, étalant sur 8 longues minutes son ambiance étrangement irréelle et apaisée, avec le chant exceptionnel et toujours poignant de Yorke (pour qui l’apprécie) en élément principal, avant d’exploser en orage électrique et solo distordu. Pour le reste, si le groupe est toujours impressionnant, ses compostions alternent entre titres vaporeux en percussions et arrangements orchestraux vaguement soporifiques et chansons démonstratives où la technique (notamment les rythmiques bizarroïdes) s’entend trop et empêche tout accès à l’émotion. C’est par exemple flagrant sur une première partie de « Under our Pillows » particulièrement insupportable, avant que le titre ne mute vers de plus sympathiques contrées Krautrock. Wall of Eyes mélange ainsi bons moments et passages irritants, ballades au piano lorgnant vers un Radiohead aseptisé et rock progressif, sans parvenir à marquer durablement les esprits.
à écouter: The SMILE - Read the Room
WARM EXIT - Ultra Violence
Ultra Violence est un bon album de post punk, section rythmique bien en avant et carrée comme il faut, guitare tendue à l’extrême, chant scandé et gueulard, tous les standards y sont. En 8 titres et 32 mn, la Belgique entre dans le game, mais si tard… On parlait de l’overdose des groupes du genre s’étant engouffré dans la brèche ouverte par Idles, et Warm Exit en est l’exemple parfait. Qu’amènent-ils qu’on n’ait déjà entendu en mieux l’année dernière chez the Murder Capital (pour l’ambiance sombre et les sonorités métalliques) ou Italia 90 (pour l’énergie brute) ? Voire chez les Français de Frustration depuis 15 ans, sur des classiques du style aussi efficaces que « TV ». Un groupe à voir en Live mais dont l’album est à réserver aux fanatiques du genre.
à écouter: WARM EXIT - TV
BONUS
CAN - Live In Paris 1973
Déçu que les sorties du projet d’officialisation des bootlegs de Can soient consacrées aux années instrumentales ambient jazz, j’avais cessé de m’y intéresser jusqu’à l’annonce du 4eme disque de la série au programme alléchant : le concert de 1973 à Paris, soit la dernière année où le groupe comptait dans ses rangs l’immense chanteur Damo Suzuki, recruté dans la rue en 1970 en remplacement de Malcolm Mooney. Triste ironie, Damo Suzuki est décédé juste avant la sortie de ce disque, qui prend dès lors des allures d’hommage (auquel je voulais modestement contribuer par cette chronique). Hommage car le chanteur y est particulièrement brillant, que ce soit dans les réinterprétations de morceaux connus ou dans les pures improvisations. Sur « Paris 73 Vier » (aka « Stars and Lines »), ses incantations mantra font merveille et montrent bien ce qu’il a apporté à la musique de Can, l’amenant à un certain succès populaire notamment avec l’album Ege Bamyasi, le plus accessible de la période faste ici représenté par trois extraits de choix. Le groovy « One More Night », le tube « Spoon » et le plus aérien « Vitamine C » sont prolongés dans des développements hypnotiques et répétitifs dont les allemands s’étaient fait les spécialistes, avec maintes accélérations et changements de cap, toujours menés de main de maîtres par une paire rythmique inimitable (Jaki Liebezeit à la batterie, Holger Czukay à la basse).
Paris 1973 est ainsi parfaitement équilibré entre terrain relativement connu et démonstration technique improvisée, les 35 minutes de « Paris 73 Eins » (aka « Whole People Queueing ») proposant toutes les ambiances habituellement développées par Can, entre rythmes métronomiques, accélérations, passages plus bluesy et autres moments quasi reggae/funk, le tout enchainé pratiquement sans flottement par l’impeccable machine. On ne peut que regretter la fin abrupte du disque (les bandes ont été récupérées auprès de fans bootlegers), nous privant d’une autre improvisation et d’un extrait du Future Days en gestation (« Spray ») si j’en crois le contributeur du site setlist.fr. Une fin aussi inattendue que celle de Damo Suzuki, homme à la vie complexe et étrange, tant foisonnante que désertique par moments, qui laisse le seul Irmin Schmidt en mémoire vivante du groupe. On espère vivement que ce dernier aura prévu d’autre parutions aussi bonnes que ce Paris 1973 pour la suite, avec un maximum de Damo dedans.
à écouter: CAN - Paris 73 Drei (Spoon)