RADIOHEAD - A Moon Shaped Pool
A la toute fin des 90’s, lorsqu’un ami étudiant me disait envier les anciens ayant connu en direct la sortie de disques de groupes aussi légendaires que les Beatles ou Led Zeppelin, je répondais systématiquement : « Oui, mais nous on a Radiohead ». C’est dire si ce groupe est pour moi celui de ma génération (1), celle l’ayant découvert avec « Creep », tube adolescent à mon sens bien plus marquant pour les losers que « Smell Like Teen Spirit » car interprété par un chanteur ayant la gueule de l’emploi. Ainsi Radiohead a-t-il accompagné les années les plus importantes de ma vie, celles transformant un champ immense de possibilités en un chemin relativement tracé, chaque album m’évoquant encore aujourd’hui avec précision le contexte personnel particulier dans lequel il sorti. Jusqu’à In Rainbows. Avec le recul, plus que la qualité des compositions, c’est le sentiment de dépossession qui fit alors violemment tomber Radiohead du piédestal où je l’avais placé. Soudain, les morceaux m’échappaient, éparpillés aléatoirement sur deux disques à la publication bizarre. Soudain le malentendu éclatait, celui qui, avec OK Computer en bande son de la solitude moderne, Kid A et son absence volontaire de singles, plus tout les combats écologistes et pacifiques du groupe, m’avaient fait fantasmer Radiohead en héros luttant contre les travers d’une époque, là où comme tout génie musical il n’avait fait qu’en retranscrire l’essence. Aussi était-il logique qu’à un moment de tels précurseurs laissent le vieux que je devenais sur le bord du chemin. La tendance profonde, aujourd’hui, est à la dématérialisation de la musique, au teasing, aux réseaux sociaux, au buzz. Des trucs qui ne me parlent pas mais que Radiohead a évidemment adopté, voire par certains cotés initié. Radiohead ne m’appartient plus, ils ne sont plus intimement liés à mon existence.
Là réside sans doute une grande partie de mon indifférence pour the King of Limbs, un album que j’avais jugé ultra cohérent dans la désincarnation alors qu’à la réécoute, il se révèle surtout très inégal, les bons titres comme « Little by Little » y côtoyant les pires jamais écrits par les Oxfordiens (« Feral », notamment). Un travers finalement assez habituel chez Radiohead, le principal défaut de the King of Limbs étant alors de ne présenter que huit morceaux, qui si l’on compte un pourcentage de déchets ne laisse forcément plus grand-chose à se mettre sous la dent. La sortie de A Moon Shaped Pool avait de quoi me laisser encore plus perplexe : je ne sais pas quelles forces commerciales furent à la manœuvre, mais c’est à une véritable campagne de lancement produit à laquelle j’assistai, désemparé. Pire, l’ensemble du web avait écouté, disséqué, commenté le disque avant même sa sortie dans les bacs, et donc avant même que je n’ai pu en entendre la moindre note (2). Faisant fi des échos de critiques dithyrambiques unanimes (3), c’est donc sans à priori mais non sans attentes, comme un étranger, que je posais religieusement mon vinyle blanc acheté quelques heures auparavant sur la platine familiale.
« Burn the Witch » lance l’album de manière très pop, un single évoquant le Radiohead de Hail to the Thief (« There There » par exemple). C’est un peu trompeur, le traitement des titres suivants étant différent, mais pas tant que ça car A Moon Shaped Pool ne cessera pas de ramener le fan attentif au passé du groupe. Ainsi le piano au rythme particulier de « Tinker Tailor » m’a fait penser à « Pyramid Song » ou les arpèges de guitare de « Present Tense » à « Faust Harp », Radiohead restant aussi sur ses bases classiques en évoquant les Beatles (des petites touches un peu partout, comme sur le très riche « Identitik ») ou le Kraut Rock (excellent « Ful Stop »). Jusqu’à l’exhumation d’un « True Love Waits » (4) paru sur l’EP live I Might be Wrong en 2001, ici présenté dans une superbe version dépouillée. Car la principale caractéristique de A Moon Shaped Pool, c’est son apaisement. Et que l’abandon de ces satanés rythmes épileptiques et systématiques est plaisant ! Cela conduit à ressusciter doublement le groupe, d’abord en cassant la convergence croissante entre son univers et celui de Thom Yorke en solo (le jeu des comparaisons sur the King of Limbs fonctionnait surtout avec the Eraser), ensuite en faisant ressortir un peu plus le travail de ses subordonnés.
Certes la batterie de Phil Selway est mise en retrait, mais le calme général permet de mieux savourer les parties de guitare et surtout la basse de Colin Greenwood, amenant même un peu de groove malgré les tempo lents (« Decks Dark », « the Numbers »), comme le faisait justement remarquer El Norton dans sa chronique. Le retour en force le plus spectaculaire étant celui du piano : sachant que j’aime cet instrument bien plus que je ne déteste le saxophone, et que parmi mes titres préférés de ces dernières années on compte « Like Spinning Plates » live, « Sail to the Moon » ou « 4 Minute Warning », vous aurez deviné que j’ai beaucoup aimé A Moon Shaped Pool. On pourra mégoter sur les chœurs fantomatiques ou les cordes parfois envahissantes, reste que le plus arrangé des extraits de cet album parait plus léger que la plupart des titres publiés par Radiohead ces dix dernières années.
A Moon Shaped Pool s’inscrit donc dans la continuité des précédents disques tout en ayant une identité assez forte pour s’en démarquer suffisamment. La cassure avec the King of Limbs, bien que moins spectaculaire qu’annoncée (il suffit de réécouter « Codex »), est ainsi une vraie bonne surprise et laisse présager finalement de régulières retrouvailles avec Radiohead, ces vieux amis jamais totalement perdus de vue…
(1) d’où ma légère incompréhension au succès actuel du groupe, si phénoménal qu’il ne peut être qu’inter générationnel.
(2) Facon de parler, j’avais quand même craqué et regardé le clip de « Burn the Witch ».
(3) Qui apparemment en profitaient pour rétropédaler sur the King of Limbs, ayant récolté à sa sortie des critiques dithyrambiques unanimes….
(4) Une surprise, mais pas une nouveauté chez Radiohead qui a depuis ses débuts publié tardivement sur des disques des titres qui tournaient depuis des années en concert (« Nude », « Fog »….)